BONS BAISERS DE TUNISIE

Dans le cadre du mois #Généatech organisé par les dynamiques animateurs de la communauté du même nom, quatre thèmes d’écriture sont proposés, pour les quatre semaines du mois de février.

Le premier généathème est suggéré ainsi : « Une source peu ou pas connue ». La source que je vais utiliser ici n’est absolument pas peu ou pas connue, mais je la vois rarement utilisée dans les récits rédigés par les généablogueurs, et je n’en ai moi-même jamais tiré profit, alors que j’ai de la matière qui attend sagement dans de jolis coffrets d’époque. En effet, nos grands-parents maternels ont entretenu une relation épistolaire plutôt abondante d’avril 1945 à septembre 1947, date à laquelle sera célébré leur mariage. Les petits extraits de correspondance que je vous partage ici sont écrits par notre grand-père Jean, remplissant alors ses obligations militaires en Tunisie, tandis que la destinataire, notre grand-mère Madou, se trouvait chez ses parents au Mesnil-le-Roi (78), ou chez sa sœur aînée Yvonne, à Paris.

J’ai choisi de sortir de ces nombreuses missives les quelques passages qui mettent en lumière des moments cordiaux et « ordinaires » que notre grand-père a partagé avec ses camarades en terre africaine. Les épisodes « purement militaires » ne sont jamais relatés dans les courriers, et je m’abstiendrai bien de poser ici les échanges personnels et privés de ceux qui n’envisageaient pas encore d’unir leur vie, au moment où débute cette messagerie intercontinentale.

Zouave Jean M., 4e Bataillon, 4e Zouaves, 13e Compagnie à El Ariana près de Tunis, Tunisie

4 AVRIL 1945Depuis le 13 mars, nous sommes incorporés au 4e bataillon du 4e régiment, et affectés à la 13e compagnie, seule compagnie composée de Français. Notre caserne se trouve située à 6 Km de Tunis, dans une petite ville de quelques 500 habitants. L’instruction est très poussée et depuis un mois que nous avons commencé nos classes, nous avons fait le fusil, le fusil mitrailleur, les grenades, les théories sur la planimétrie, l’orientation, etc. Notre groupe de 50 Français a été séparé en deux sections, la première qui fait le peloton, la deuxième qui continue ses classes. Notre section a été défiler à Béja, pour commémorer l’anniversaire de l’offensive alliée pour rejeter les Allemands de Tunisie. Il y avait des hautes personnalités présentes parmi lesquelles le Bey de Tunis. Les lettres de maman mettent tantôt trois à quatre jours pour arriver, tantôt maximum 8 jours. J’ai fini la série de piqures que nous devons subir, quatre piqures et huit injections pour le typhus, la typhoïde, la diphtérie et le tétanos. 

29 JUILLET 1945Nous avons changé de coin et nous voici à Tabarka, ville côtière située à 17 kilomètres de la frontière algérienne. La population de Tabarka est beaucoup plus francophile que celle de Tunis et de l’Ariana. Partout nous avons des tarifs réduits mais il n’y a pas de cinéma. Aujourd’hui dimanche, il y a une fête offerte par les anciens combattants de Tabarka, pour fêter notre arrivée dans la ville. Ce matin, concours de boules, civils contre militaires. Cet après-midi, football, et concours de natation ainsi que démonstration nautique par la société nautique de Tabarka.

Caporal Jean M., Bureau des Effectifs du Bataillon de Marche du 2e Zouave, Tabarka, Tunisie

18 SEPTEMBRE 1945Notre Bataillon a été dissous le 15/09/45 et nous avons été mutés au Bataillon de Marche du 2e Zouave. Je suis alors rentré au Bureau des Effectifs et des Détails comme Secrétaire-Adjoint à l’Officier. J’ai été nommé Caporal le 10/09/45. Hier soir nous avons été nous baigner et avons fait la traversée du port jusqu’à l’île, chose que personne parmi nous n’avait encore risquée. Je dois te dire que cette distance s’évalue de 7 à 800 mètres, tu dois comprendre que la question était assez épineuse. Alors nous avons fait une sélection parmi les nageurs et les dix meilleurs, nous avons fait la tentative, heureusement que d’autres copains avaient prévu une barque pour ramasser les défaillants, car nous avons accosté à quatre. Il est vrai qu’il y avait des grosses vagues qui entravaient notre nage, mais pour mon compte personnel, je ne pensais pas que l’on pourrait faire de tels progrès en si peu de temps. Du reste, j’ai réussi à trouver des cartes postales et sur une tu pourras te rendre compte de la distance de notre petite traversée.

Maréchal des Logis Jean M., Compagnie Saharienne du Sanrhar à Remada, Sud Tunisien

3 AVRIL 1946Me voilà Saharien depuis 18 jours et je me trouve bien dans cette nouvelle branche de l’armée. J’ai été affecté au service des vivres et de l’habillement de la Compagnie, en remplacement d’un démobilisable. Question habillement, nous sommes vêtus de sarouels (pantalons) kaki, blanc et noir, de boubous (petit blouson) blancs, de burnous blancs, rouges et bleus et nous ne portons que le képi.

18 AVRIL 1946Mon emploi du temps est très simple, quoique étant très étendu. Jonché de responsabilités mais assez simple malgré tout. Tous les matins je fais le menu et distribue les vivres pour les Européens du Bordj. Je tiens ma comptabilité du jour et fais des distributions d’effets. La période pendant laquelle j’ai le plus de boulot c’est bien entendu les fins de mois (arrêter la comptabilité, percevoir les vivres, faire les pièces mensuelles, et faire la balance avec le reste en magasin pour voir si nous sommes en boni ou en déficit. Ce qui est intéressant, c’est que nous faisons du chameau tous les dimanches.

16 MAI 1946Nous sommes ici une dizaine de sous-off français, et tous des sportifs acharnés. Pour la première fois depuis qu’il y a un Bordj à Remada, nous avons fait un match de volley-ball. Nous nous sommes débrouillés pour faire deux poteaux (un en fer et un en bois) puis nous avons fait une espèce de filet, moitié avec des fils de fer et moitié avec des bouts de ficelle mis bout à bout. Puis nous avons joué avec un ballon de football dont l’enveloppe déchirée depuis longtemps avait été recousue avec de la ficelle. Dès le coucher du soleil, nous faisons du volley-ball, cela ne paraît rien mais dans le bled, c’est beaucoup plus qu’on ne pense, et l’on a la satisfaction de pratiquer du sport. Je fais des efforts pour finir cette lettre car je baille sans arrêt et j’ai du mal à ne pas m’endormir. Mais je n’ai pas fait la foire hier soir, c’est tout simplement parce que je me suis esquinté jusqu’à minuit pour essayer de faire marcher un poste à galène que j’ai fait tant bien que mal avec un copain et des moyens de fortune.

24 OCTOBRE 1946A Remada la neige est tombée. Les chameaux voyant cette chose pour la première fois ont piqué une crise de folie et ont longtemps couru à toute allure, faisant souffrir leurs cavaliers qui reviendront avec le postérieur en sang !

Le 10 novembre 1946 une dernière lettre part de Remada, elle est suivie le 17 décembre de la même année d’une lettre postée de Versailles. Jean est rentré en France, et s’il s’est interrogé à plusieurs reprises dans ses courriers sur le fait de prolonger ou non son temps sous les drapeaux, nous savons qu’il ne repartira pas.

Je conclus ce billet avec quelques ornements dessinés de la main de l’auteur qui décorait certaines feuilles de son papier à lettre. C’est le petit bonus que cette source nous apprend en plus, le talent artistique de notre grand-père !

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